Le point de vue de P. Baillon (M66)

Extraits de : Pierre Baillon (promo 1966)

« Révéler l’autre à lui-même. L’aventure d’une pédagogie innovante »

Editions L’Harmattan, mars 2016, pages 26 à 29

Mai 68, cinquante ans déjà

Histoire de la Gaillarde

Récit de Denis Josselin (M66)

Point de vue de Pierre Baillon (M66)

Témoignage de P. Mainsaint (M66)

Témoignage de Colette Crouzet (M55)

En 1968, à l'Agro de Montpellier, petite école pour fils de propriétaires, les étudiants étaient plus compétents que les profs. Avec l'augmentation du nombre des étudiants (note D. Josselin : P. Baillon veut probablement parler du nombre de candidats aux concours, pas du nombre d’élèves à l’Ecole), les concours devenaient de plus en plus difficiles. On s'ennuyait ferme pendant les cours. À l'époque, la pédagogie dans l'enseignement supérieur se réduisait à un principe simple : je transmets mon savoir encyclopédique et mes étudiants n'ont qu'à faire en sorte de savoir tout ce que je sais. Quelle est la valeur d'usage de ce que j'enseigne ? La question ne se posait pas. Ainsi, les profs de Montpellier, imperturbables, nous abreuvaient de connaissances diverses et variées (l'agro-alimentaire, les plantes, les animaux, les hangars, les machines, la gestion)...qui ne nous servaient à rien. Ils nous noyaient sous un flot de savoirs dont nous ne comprenions pas le sens.

C'est pourquoi l'une de nos revendications en 68 était de faire venir les agriculteurs dans l'amphi : on l'a fait ! Comprendre le métier, voilà l'important. On a même obtenu que le stage de deux mois dans une ferme qui devait servir d'introduction à nos études, soit intégré dans le cursus scolaire, en cours d'année. On était déjà dans la notion d'alternance, cette nécessité que je défendrai plus tard, de faire le lien entre la réalité et la connaissance.

A 23 ans, après la prépa, j'ignorais encore tout de la réalité, je ne savais pas à quoi servait l'enseignement que je recevais, sinon à engranger les diplômes. En 68, pendant les nuits des barricades à Paris, on se mettait à discuter avec les profs, d'égal à égal. Je me souviens d'avoir tenté d'apprendre à mon prof de technologie (je n'assistais même pas à ses cours) comment enseigner. J'étais déjà dans la «pédagogie active », inspirée de Freinet ou Piaget.

Tous ces profs étaient des chercheurs : pourquoi ne nous parlaient-ils pas de ce qui les intéressait si intimement ?

J'étais responsable des étudiants de mon école. À ce moment, on se castagnait avec les activistes des mouvements d'extrême-droite comme Occident, mais jamais dans l'enceinte de l'école. Fin avril 68, on suivait de près, depuis Montpellier, les tribulations de Cohn Bendit et du Mouvement du 22 mars, les bagarres à Paris. Je faisais partie de l'Union des grandes écoles (de sensibilité de gauche), je voulais faire grève. Le directeur m'a reçu et m'a envoyé sur les roses : c'est de la rigolade, vous ne représentez rien ! Et puis il y a eu les barricades à Paris, on a écouté ça toute la nuit à la radio, l'oreille collée au poste. Et du jour au lendemain, toute l'école s'est mise en grève : ils ont tous quitté l'amphi comme un seul homme, j'en ai été le premier étonné. On est monté à quelques-uns dans la capitale, avec des profs, la voiture bourrée de jerrycans d'essence (c'était la pénurie) pour participer à une réunion importante (j'avais été élu délégué pour toutes les écoles). Mais nos profs avaient la trouille : souvenez-vous de la manif du métro Charonne[1], et si on fait venir les chars ? On est repartis au trot. En fait, je ne suis allé à Paris que pour négocier avec le ministère - ma mission était d'informer les étudiants du monde agricole -je ne me suis pas mêlé aux manifs.

Nous défendions trois objectifs principaux :

  1. Faire entrer les agriculteurs dans les amphis
  2. Démocratiser l'enseignement et permettre ainsi aux moins chanceux de grimper l'échelle sociale
  3. Enfin remettre en cause l'autorité de ceux qui savent, déboulonner la toute-puissance de ces élites qui veillent à s'auto-reproduire.

Or la première chose qu'on a faite en se mettant en grève a été de se précipiter dans les cités des étudiantes. Toutes ces cités étaient gardées par des cerbères, pas question de mélanger filles et garçons. Tout le système était fondé sur la rigidité d'un autoritarisme désuet de nos superstructures. En 68, on a fait voler tout ça en éclats. On doutait profondément de nos élites, on ne croyait plus ce qu'elles disaient…

(…)

Pour moi Mai 68 aura été une révolution culturelle, au contraire des crises de 1936 qui étaient celles de la pauvreté. Mon père ne comprenait pas : qu'est-ce qu'ils veulent, ils ne sont pas en train de crever de faim ? Mai 68 aura porté trois changements radicaux :

  1. L'émancipation des femmes (la pilule, l'avortement)
  2. La contestation de l'Église avec Vatican II
  3. Et la fin du monde agricole. Auparavant, la moitié de la population française était rurale. Après 68 l'agriculteur perd son statut, le paysan aspire aux mêmes avantages que tous les salariés.

Un jour, j'ai participé à un meeting devant les viticulteurs à Montpellier. Je m'époumonai à leur démontrer - et ils ont hurlé leur approbation - que nous, dans notre école, nous formions des ingénieurs destinés à gérer de grandes exploitations. Nous avons contribué à la suppression des agriculteurs : en faisant en sorte d'augmenter la productivité, nous en avons liquidé les trois quarts. Est-ce qu'il faut maintenir dix agriculteurs en situation de survie sur 20 ha ou permettre à un seul agriculteur-technicien de gérer 200 ha ? Est-ce que c'est mieux qu'avant ?

Ma troisième année d'Agro s'est déroulée à Paris, en raison de mon choix de spécialisation : le développement économique, l'agriculture comparée (j'ai été parmi les étudiants qui ont entendu le dernier cours de René Dumont).

(…)

[1] Manifestation du 8 février 1962 à Paris contre l’OAS et pour la paix en Algérie qui fit 8 morts étouffés par la foule dans l’escalier d’accès à la station de métro Charonne (note D. Josselin)