Le récit de D. Josselin (M66)

Point de vue et souvenirs de Denis Josselin (promo 66, alors en deuxième année)

Mai 68, cinquante ans déjà

Histoire de la Gaillarde

Récit de Denis Josselin (M66)

Point de vue de Pierre Baillon (M66)

Témoignage de P. Mainsaint (M66)

Témoignage de Colette Crouzet (M55)

Mon souci dans cette contribution est de faire état de mon témoignage direct de ce qui s’est passé du côté des élèves et apporter des compléments sur une situation finalement assez complexe et dont la description me paraît assez divergente de mes propres souvenirs.

Politisation, certes !!

Les promos entrées à partir de 1960 ont vu leur adolescence imprégnée de soubresauts historiques majeurs, les touchant directement dans leur propre pays, déchirant leur environnement scolaire, voire familial : crise de Suez, évènements de Budapest, manifestations étudiantes violentes, manifestations politiques ou syndicales à propos de l’Algérie, retour de de Gaulle, guerre du Vietnam, arrivée en quelques semaines en métropole d’un million de pieds-noirs et de harkis qui avaient pu fuir à temps, décolonisation précipitée des pays africains...

Conséquence, à l’âge des passions de jeunesse, politisation extrême des syndicats étudiants débordant largement leur mission initiale concernant les questions relatives aux universités et Grandes Ecoles.

A Montpellier, à la rentrée 1966, les programmes pour l’élection du BDE n’ont quasiment pas traité de la vie et du fonctionnement de l’Ecole. On était « pro-UNEF » ou « anti-UNEF » donc selon chaque bord, « bon » ou « mauvais ». C’est la liste UNEF qui l’emporta et « démocratiquement » refusa ultérieurement la collaboration spontanée de certains membres de la liste battue. Clivages très forts dans un premier temps, puis, progressivement, la vie en communauté, les journées de Lavalette, le Bal, les soirées du BDE, les loisirs du week end les estompèrent et de solides amitiés se nouèrent malgré les différences de camp.

En ce qui me concerne, je n’ai aucun souvenir d’une préparation particulièrement difficile du bal de décembre 1967, parfaitement réussi avec la construction dans le hall du Château de deux impressionnantes répliques des statues du temple d’Abou Simbel allant pratiquement du sol au plafond. Je n’ai personnellement vu aucune distribution de tracts, mais, intégré dans l’équipe organisatrice, j’avais d’autres chats à fouetter.

Et le bal de décembre 1966 s’était parfaitement déroulé. En octobre 66 et 67, les bars et buffets organisés par les élèves pour les Journées de Lavalette remplirent copieusement la caisse du BDE.

Un décalage abyssal de perceptions

En fait, les germes de ce qui se passera à La Gaillarde en mai 68 étaient présents dès notre rentrée en 1966, et peut-être depuis 2 ou 3 ans.

Du côté de l’Ecole, légitimement fière d’un passé glorieux, d’un capital matériel et intellectuel de qualité, le passage d’Ecole d’agriculture à Ecole d’Agronomie n’avait pas changé grand-chose, ni aux contenus, ni aux méthodes d’enseignement.

Par contre, du côté des élèves, il y avait eu en quelques années de gros changements de niveau. Le nombre de places disponibles dans chaque école était resté le même, mais le nombre de candidats de valeur, lui, avait considérablement augmenté. Au-delà des « grandes prépas » traditionnelles (grands lycées Parisiens, Lyon, Toulouse…) beaucoup de prépas de « petits lycées » grâce au travail acharné de leurs professeurs atteignait un très bon niveau, il s’ouvrait de nouvelles prépas (Hoche à Versailles en octobre1963, j’en étais, Lakanal à Sceaux).

Compétition donc fort rude au niveau des concours et de nombreux recalés à l’Agro Paris en 1966 y auraient probablement été admis haut la main quelques années auparavant.

Plus des 2/3 de notre promo se trouvaient donc à Montpellier par hasard plus que par choix !

Donc, au bout de quelques semaines à l’école, une évidence se fit jour : DECEPTION.

A quelques exceptions près (J’ai encore en mémoire et dans les yeux la magistrale introduction du cours de biologie végétale de Limasset par exemple) nous avions en gros l’impression de nous trouver dans un Lycée Agricole. On nous demandait par ailleurs un bachotage intense où la capacité à prendre des notes et à apprendre par cœur un savoir encyclopédique primait sur les capacités d’analyse et de réflexion. Pire qu’en prépa.

J’ai encore le souvenir de certains cours où, au fil du temps, « le son passait directement de l’oreille à la main » sans marquer la « case cerveau », dans une sorte de « prise de notes automatique » et dont on ressortait avec 8 à 10 pages de notes dont on aurait été incapables dans l’immédiat de restituer la moindre notion.

Lorsque nous commençâmes à remonter ces griefs, la réponse était automatiquement la même : « Oui, mais vous êtes à Montpellier parce que vous n’êtes pas assez bons pour avoir pu entrer à Paris ! ».

Frustration !!

En deuxième année, la situation empira, hypertrophie des « grandes matières » spécifiques à l’école, viticulture, cultures méditerranéennes… logique vu du côté de l’Ecole, mais pas du côté des élèves dont fort peu avaient délibérément choisi d’y entrer et ne s’y trouvaient que par le jeu du classement au concours et n’avaient pas a priori l’intention d’en faire ultérieurement leur métier. Ceci ne remets pas en cause l’expertise des divers enseignants, mais simplement la motivation des élèves à « ingurgiter » une telle masse d’informations (y compris les variétés de sorgho à balai cultivées en France ! ça, ça m’a marqué à vie !) dont l’intérêt leur paraissait sujet à caution.

En février 1968, visite traditionnelle au Salon de l’Agriculture à Paris. Plusieurs d’entre-nous y découvrirent le sentiment de s’être fourvoyés, « mais qu’est-ce qu’on f… là ? »

Le « feu aux poudres »

Lorsque les premiers incidents de mai 68 éclatèrent à Nanterre et à la Sorbonne, nous ne nous sommes pas vraiment sentis concernés à part une quinzaine d’élèves très politisés (les « réformateurs tristes » évoqués plus haut, plutôt minoritaire).

Puis la situation évolua progressivement avec le développement des manifestations, barricades à Paris, puis lorsque les rumeurs de violences policières commencèrent à circuler, que le mouvement prit de l’ampleur en France et dans les facs de Montpellier avec gigantesques manifestations, certains commencèrent à s’interroger, les « réformateurs tristes » eurent beau jeu de faire voter la grève des cours très vite totale. S’il y eu des mouvements chez les personnels non enseignants du Campus (chercheurs..) ils se firent en totale déconnexion des élèves, qui ne les connaissaient pas.

Dès lors, les élèves se répartirent en trois catégories :

1) Les « réformateurs tristes » dépassaient largement le cadre de l’Ecole et faisaient la jonction avec les autres syndicats étudiants à Paris ou Montpellier, minoritaires et sans beaucoup de prise sur les autres, sauf pour faire reconduire la grève, et pourtant l’un d’entre eux remplaça par la suite Jacques Sauvageot à la tête de l’UNEF à Paris.

2) Parmi le reste, une grosse partie (les « joyeux conservateurs ») vit là une occasion exceptionnelle de profiter du temps magnifique qu’il fit en mai 68 et pour eux, cette période se résume à 3 mots : Carnon, Palavas, Camargue, s’ils avaient assez d’essence, et votaient allègrement pour la grève.

Un groupe de copains en profita pour parfaire l’aménagement des 2 fourgonnettes 2 CV avec lesquelles ils devaient faire l’été 68 un raid automobile « Montpellier-Kaboul-Paris », l’Afghanistan était alors un pays isolé, mais paisible !!

3) Il émergea alors une troisième catégorie, non citée plus haut. Appelons les « les déçus pragmatiques ». Mot d’ordre : « Que peut-on faire pour sauver les meubles et préparer un avenir meilleur pour les futures promotions ? ». J’ai fait partie de cette troisième catégorie, et j’en suis fier. Nous étions 15 à 20, essentiellement de la promo 66, avec 3 ou 4 camarades de chacune des promos 65 et 67.

Le travail des « déçus pragmatiques »

Nous n’avions aucune idéologie sous-jacente, nous n’étions pas des contestataires endoctrinés, nous voulions très sincèrement faire progresser l’Ecole[1]).

Nous avons donc cherché le dialogue avec professeurs et assistants, non pas pour des « palabres » mais pour des groupes de travail. Beaucoup, réfugiés dans leurs chaires et nous mettant tous dans le même sac d’enfants gâtés « crachant dans la soupe » refusèrent le dialogue. D’autres furent plus ouverts.

La Direction de l’Ecole faisait preuve dans le même temps d’une absence totale. Il fut impossible de la rencontrer pour aborder avec elle certains problèmes, ne serait-ce que les conditions de vie à l’Ecole, tout spécialement les problèmes sanitaires sérieux rencontrés par plusieurs élèves alités durant l’hiver 67-68, sans structure sanitaire sur place, mais dont l’état ne justifiait pas une hospitalisation et ravitaillés dans leur chambre depuis le restaurant par leurs camarades. Les 3ème année disaient « Si c’était encore « le Dur », Gabriel Buchet (que nous n’avions connu qu’un trimestre), ce serait autre chose ».

Toutefois, Roger Rollet, le Directeur des études, avait perçu autre chose que la vision simplifiée qu’on a voulu donner de ces évènements. Il observait discrètement et enregistrait mentalement, sans se laisser entraîner dans la confrontation.

Nous avons alors, avec les professeurs et assistants ouverts aux échanges, tout mis « sur la table ».

Le « tronc commun » des 1ère et 2ème années devait en dire assez sur les différentes compétences nécessaires à un agro, pour les faire découvrir et intéresser, sans être un empilage de cours chacun quasiment déjà de niveau spécialisation.

Il fallait décloisonner les différentes matières, alors juxtaposées en silos étanches, pour mieux mettre en évidence les interdépendances de disciplines différentes.

Plusieurs eurent l’idée de réclamer l’ouverture sur les services de recherche de l’Ecole, dont nous ignorions pratiquement tout.

Ajustement du niveau des contenus des cours avec l’agriculture contemporaine au lieu de nous expliquer encore comment ferrer un cheval !

Introduction des examens avec documents pour travailler sur l’analyse et la réflexion plus que sur la mémorisation. Et rédaction de mémoires plus que contrôle de connaissances.

Réaction des « braqués » : « dans le fond, vous ne voulez plus travailler !!! ».

Comment oser dire ça à des jeunes qui venaient de travailler comme des damnés pendant 2 et le plus souvent 3 années de prépa, plus la première année d’école ?

Vision simplificatrice. Nous voulions apprendre à structurer notre réflexion (« Apprendre à apprendre »), à gérer des données complexes, à travailler collectivement plutôt qu’une « prime individuelle à la mémoire », savoir comment trouver la bonne information quand nécessaire plutôt que de l’emmagasiner dans nos têtes, surtout avec le développement fulgurant de certaines matières en pleine expansion (pédologie, avec Servat, génétique, on venait juste de découvrir l’ARN et l’ADN !!). Pour de nombreuses matières il devenait nécessaire de développer l’enseignement des maths/statistiques, les cours d’anglais étaient alors indigents malgré la présence d’un labo de langues largement sous-utilisé).

J’avais été jusqu’à demander qu’on ait des cours de dactylo pour gagner du temps dans la rédaction de devoirs ou mémoires !! Réactions indignées, y compris des camarades les plus à gauche : « il y aura des secrétaires pour ça ! ». Pourtant, de nos jours, tous les élèves maîtrisent le clavier d’ordinateur, y a-t-il foncièrement une différence ? (sans prendre en compte bien sûr les capacités de l’informatique).

Aujourd’hui, ordinateurs, bases de données, internet, en fait nous avions raison trop tôt.

Tout ce travail fit l’objet de rapports de groupes de travail, avec des propositions concrètes. Mais une légende tenace circule selon laquelle, après la « reprise en mains » par de Gaulle, une bonne partie de ce travail fut détruite une nuit par quelqu’un qui ne souhaitait pas que son nom apparaisse.

Et la suite ?

Ce n’est pas dans le monde administratif Français, ni dans un système aussi complexe que le Campus de la Gaillarde qu’on pouvait attendre des résultats rapides et conséquents.

Mais, de même qu’en agriculture, on ne récolte pas le lendemain du semis, ce n’est parce qu’il ne se passe rien dans les semaines qui suivent, qu’il n’y a pas eu de résultats ou de changements. En mai 68, ceux qui se sont impliqués ont rêvé, ils ont aussi beaucoup semé.

La levée et la récolte ont simplement pris plus ou moins de temps.

Comme dit plus haut, sur de nombreux points, nous avons été des précurseurs, nous avons eu raison trop tôt et les élèves d’aujourd’hui n’arrivent même pas à réaliser le monde dans lequel nous vivions et que nous avons voulu changer sans violence et dans le dialogue.

La preuve ? Dès la rentrée 1969, soit à peine un an plus tard, le cours pléthorique de viticulture de 2ème année voyait son nombre d’heures réduit et passait en spécialité de 3ème année. Roger Rollet avait tout compris et par petites touches, mettait en œuvre ce qui paraissait pertinent et applicable dans nos propositions.

Et le tout, sans aucune dégradation matérielle.

Les conséquences ?

Avec ceux avec qui j’ai travaillé à l’époque et que j’ai revus, nous sommes heureux de voir que l’enseignement et la pédagogie à l’Ecole ont aujourd’hui beaucoup de points communs avec ce que nous avions imaginé.

Mais pour la promo 66, ces évènements ont laissé des traces profondes, ou plutôt n’en ont pas laissé. Notre deuxième année s’est terminée de façon chaotique en juin 1968, il n’y eu pas de voyage de promotion, même pas de pot ou de fête de fin d’année, et ce fut la dispersion. Beaucoup firent leur spécialisation ailleurs qu’à l’Ecole et nous ne nous revîmes jamais plus. Jamais aucune manifestation (si j’ose dire !) ne fut organisée pour nous retrouver (10 ans, 25 ans, même rien pour le cinquantenaire en septembre 2016 !). De relativement « soudée » en première année, nous sommes devenus en fin de 2ème année, une promotion « éclatée ».

Pourtant, la brillante carrière de nombre d’entre nous est là pour montrer que nous n’étions pas plus « cancres » que nos prédécesseurs et successeurs.

Mais aussi des remerciements, quoique tardifs

En arrière-plan de cette agitation, il ne faut pas oublier le rôle discret mais crucial et le dévouement du personnel de l’intendance de l’Ecole.

En effet, nous étions totalement dépendants d’eux pour tous les repas et la vie quotidienne.

Et je n’ai pas souvenir d’un seul jour où le personnel de cuisine et de service ait cessé le travail. Pourtant, ils auraient pu aussi voter la grève générale et nous laisser nous débrouiller. Face au blocage du pays, il durent probablement rencontrer aussi des difficultés d’approvisionnement.

Ainsi, même ceux qui avaient passé la journée à Palavas avaient « le plat et le couvert » mis le soir. Et là, je veux bien accepter le qualificatif « d’enfants gâtés » !

Que ce personnel en soit ici remercié, même tardivement.

Décembre 2018

[1] J’avais déjà mené en 5/2, avec un copain, en prépa à Hoche, un travail considérable avec le professeur de biologie, M. Couderc, pour simplifier et accélérer le déroulement de ses cours. J’appris par la suite que, 10 plus tard, M. Couderc travaillait toujours ainsi.

Le professeur Roger Lacombe indirectement responsable
du dépavage du Boulevard St Michel ?

Quelques années après avoir quitté l’Ecole, j’ai rencontré à Paris (une AG de l’UNIA ?) un élève de la promo 1965 qui avait fait sa spécialité de 3ème année à l’Agro de Paris. Et il m’a raconté…

Il se trouvait un soir devant ce qui est aujourd’hui la station « Luxembourg » du RER B. C’était le début des barricades sur le Boulevard St-Michel, essentiellement à base de grilles d’arbres, de mobilier des terrasses de café et de voitures renversées et incendiées.

Les manifestants voulaient renforcer ces barricades, trop légères face aux engins de déblaiement de la police, en utilisant les pavés, alors apparents. Mais ceux-ci, très serrés, étaient impossibles à arracher.

Les étudiants s’emparèrent alors, sur un chantier proche, d’un marteau piqueur avec son compresseur, mais n’arrivaient pas à faire démarrer ce dernier.

Ce camarade se souvint alors de ses cours de machinisme agricole avec le Professeur Roger Lacombe et qu’à l’époque, les diesels nécessitaient un préchauffage avant la mise en route. Ce qu’il fit et le compresseur démarra. On connaît la suite…

Je ne sais pas si le Professeur Roger Lacombe a eu un jour vent de cet épisode. L’ayant beaucoup fréquenté par la suite dans le cadre du Salon de la Machine Agricole, peut-être la lui ai-je racontée. J’imagine bien le petit sourire ironique qu’il aurait alors pu avoir en imaginant les conséquences de son enseignement. Mais je n’ai jamais cafté le nom du coupable, promis !!